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Pourquoi nous devrions cesser de fixer la réussite comme objectif central à l'éducation que nous donnons à nos enfants - Atlantico.fr

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Atlantico.fr : Comme le montrent un certain nombre d’études, dans les pays développés, les parents accordent beaucoup plus d'importance dans leur éducation à la transmission de valeurs d'accomplissement individuel et de bonheur pour leurs enfants, qu'à la transmission d'autres valeurs comme la gentillesse ou la bienveillance. Un changement qui n'est pas sans répercussion pour les nouvelles générations. Une étude de la Harvard School of Education, publiée en 2014, montre que 81% des enfants américains estiment que leurs parents placent la réussite et le bonheur avant la bienveillance. Ce phénomène est-il général ? Pourquoi les parents sont-ils dans cette logique ?

Bertrand Vergely :  Vouloir que ses enfants réussissent et soient heureux n’a en soi rien de choquant. Quel père, quelle mère désire le contraire ? Tous les parents souhaitent que leurs enfants réussissent et soient heureux. Il s’agit là de l’aspiration  la plus normale et la plus banale qui soit. 

Ce souhait va-t-il contre la bienveillance ? Est-il incompatible avec elle? Nullement. Si tous les parents souhaitent la réussite et le bonheur de leurs enfants, tous souhaitent qu’ils soient bienveillants en estimant que la  bienveillance n’est nullement incompatible avec la réussite et le bonheur.  

On ne devrait donc nullement s’alarmer du fait que les parents souhaitent ceux-ci pour leurs enfants. Or, on s’alarme en ne trouvant pas normal que 81 % des parents américains poursuivent un tel projet. Plus grave, on en déduit que cela se fait au détriment de la bienveillance. C’est cela qu’il importe d’analyser.

Comment se fait-il que la réussite d’un côté et la  bienveillance d’un l’autre sont incompatibles ? Osons cette explication : cela vient de ce que l’on n’en parle pas vraiment. On fait semblant. 

Quand les parents rêvent de réussite pour leurs enfants, qu’y a-t-il derrière ce rêve ? De la peur et, avec elle, une obsession : que leurs enfants ratent et souffrent et qu’ils leur retombent sur le dos.  Ayant cette peur, ils poussent leurs enfants à réussir coûte que coûte.  Rien d’étonnant de ce fait à ce que la réussite  donne l’impression d’avoir été  survalorisée. 

Ayant été élevés dans l’obsession de l’échec et de la souffrance, les jeunes ont appris la réussite dans la douleur, sans bienveillance. Ils ne sont pas les seuls. 

Nous avons tous collectivement peur de rater et de souffrir. Ayant cette peur, nous sommes sourdement tristes. Pensant dans la tristesse, nous n’imaginons  pas possible de vaincre l’échec et la souffrance autrement que par la violence et en souffrant. 

Ce phénomène profondément occidental et américain est planétaire Le monde adhère à l’American dream, au grand rêve américain, parce que, derrière ce rêve, il entend  cette promesse : « Tu as peur de rater et de souffrir ? Viens avec nous. Nous allons faire mal à l’échec et à la souffrance qui te font si mal. Nous allons guérir ta peur en la terrassant  par la réussite et le bonheur ». 

Monique de Kermadec : Nombreux sont les parents qui évoquent en premier leur désir que leur enfant soit heureux. Ce désir est ainsi tout particulièrement énoncé en entretien par les mères mais le désir que leur enfant réussisse s’est sensiblement accru au cours des dernières années.

Le contexte économique est certes responsable en partie de cette évolution. Les parents inquiets pour l’avenir de leur enfant perçoivent la réussite scolaire comme une première protection contre un avenir incertain. Une arithmétique affective semble s’être mise en place: nombre limité d’emplois=seuls les meilleurs seront pris.

Mais, le parent peut aussi souhaiter la réussite de son enfant comme preuve de sa propre réussite. L’enfant devient alors l’objet d’un enjeu narcissique, la réussite de son enfant est une sorte de badge d’honneur.

Qu'est-ce que cela implique pour les enfants des nouvelles générations ? Comment considèrent-ils la gentillesse ?

Bertrand Vergely : Au prime abord, les jeunes d’aujourd’hui sont plutôt plein de bienveillance et de gentillesse.  Il y a chez eux un côté sympa, courtois et prometteur. Reste qu’ils ne sont pas simplement sympas et prometteurs. Il y a aussi chez eux une dureté proportionnelle à leur fragilité. 

Vivant dans un monde qui a peur de rater et de souffrir, ils ont eux aussi peur de rater et de souffrir. Aussi leur préoccupation numéro un est-elle de savoir s’ils vont pouvoir avoir un emploi et s’insérer dans la société. De ce fait, ils développent des attitudes conjuratoires qui peuvent prendre trois formes. 

I. Un individualisme exacerbant une posture cynique avec comme devise : « La réussite pour moi ! ». II. Un compromis aspirant à la réussite et au bonheur non seulement pour soi mais pour les autres avec comme devise : « La réussite pour tous ! ».  III. Une attitude« anti-système » rejetant tout, réussite et bonheur, bienveillance et gentillesse, en voulant simplement casser.  

Majoritairement, les jeunes se retrouvent dans la deuxième devise « La réussite pour tous », devise proposée par une ex-ministre de l’Éducation Nationale qui avait bien senti le vent de l’époque. Si on peut réussir et que les copains et les copines réussissent aussi, c’est sympa ! La réussite sans oublier les autres, le collectif dans la réussite, on est pour. Programme fédérateur, alléchant même.  Du moins en apparence. 

La bienveillance que l’on trouve dans la formule « la réussite pour tous » n’est pas  bienveillante mais hypocrite. Parlant de réussite, elle se donne bonne conscience en y rajoutant de la bienveillance. Parlant de bienveillance, elle garde les pieds sur la terre de l’égoïsme et compte bien réussir.  De sorte qu’en définitive, tout en faisant mine d’y croire, en fait, les jeunes ne croient pas trop dans la bienveillance. 

Monique de Kermadec : L’enfant élevé pour réussir, pour être le meilleur sera tout naturellement focalisé sur lui. L’autre est un obstacle à sa réussite, il n’existe que pour être dépassé, « écrasé ».

La gentillesse ne peut avoir de place dans un tel contexte.

Il est important que le parent aide l’enfant à prendre conscience que la gentillesse, l’attention à l’autre, permet une collaboration positive et un enrichissement pour les deux. Pour cela les paroles ne suffiront pas. L’exemple est essentiel. Le rôle de modèle du parent ne doit donc pas être sous-estimé. Il est évident que la parent lui-même ne sera pas toujours à la hauteur de ses propres attentes. Parler alors avec son enfant de ses regrets permettra une réflexion et un partage positif pour les deux.

La réussite aide-t-elle  les enfants à être heureux et à réussir ? Sa pression n'est-elle pas contre-productive ?

Bertrand Vergely : Le fait de vraiment parler de réussite et de bonheur est fondamental et aide les jeunes quels qu’ils soient. 

Tout être humain rêve d’être quelqu’un de bien en vivant une vie digne et belle. Éduquer un enfant, un adolescent et un jeune, c’est lui transmettre ce désir de bien faire en donnant le meilleur de lui-même. 

Quand parler de réussite et de bonheur consiste à parler vraiment de la perfection intime et profonde d’où vient toute réussite et tout bonheur, non seulement cela aide mais cela sauve. Le problème n’est donc pas là où on le pense. 

Il n’est pas de faire taire les mots réussite et bonheur sous prétexte que ceux-ci peuvent être des termes chargés de rivalité et de poursuite de confort matériel, mais de vraiment en parler. 

Il est vrai qu’aujourd’hui ces termes créent une pression. Est-ce leur faute?  Au Japon, quand ils échouent à tel ou tel examen ou à pouvoir rentrer dans telle ou telle université, certains jeunes se suicident, pourquoi ? À cause des termes réussite et bonheur ? Non. À cause de ce qu’il y a derrière à savoir l’idée que l’on n’est rien si l’on n’a pas réussi. C’est l’échec vécu comme faute qui rend la réussite violente. 

Quand un musicien fait des fausses notes, ce n’est pas la musique qu’il faut supprimer mais les fausses notes. Quand on parle bêtement et  de façon barbare de la réussite ce n’est pas la réussite qu’il faut supprimer mais la bêtise et la barbarie. On fait l’inverse. 

Quand on est intelligent, on parle bien de la réussite. Et quand on en parle mal, au lieu de la supprimer on s’emploie à revenir à une parole juste  Au lieu de cela que fait-on ? Au lieu de bien parler de la réussite, on s’emploie à supprimer ce terme afin de mettre la bienveillance à sa place. Alors que cette dernière n’est pas une arme on en fait une arme.  On en parle insidieusement  dans la haine et la violence. Forcément, cela fascine. 

Quand on est dans une bienveillance agressive, on a tout, la gentillesse et le combat, l’amour et la haine, l’amitié et l’adversité. Séduits,   les jeunes tombent dans le panneau. Ils se lancent dans un combat pour la bienveillance afin de faire advenir une société inclusive, terriblement autoritaire et sournoisement totalitaire.  

Monique de Kermadec : Attendre que son enfant réussisse n’est pas sans induire un stress important chez l’enfant. Un stress que le parent pourra ne pas percevoir ou ignorer. Il est essentiel que le parent sache que son regard, son approbation, sont essentiel pour l’enfant désireux d’être aimé. Ce désir peut en effet inciter l’enfant, l’obliger, à donner toujours plus et peut paradoxalement le conduire parfois à l’échec, à la dévalorisation de lui-même, voire à la dépression. 

Il importe donc que le parent, quel que soit son désir de voir son enfant réussir, fasse passer le message que son amour n’est pas en lien direct avec les résultats, les victoires remportées, que l’échec fait partie des apprentissages et prépare à la réussite quand on sait en tirer des leçons.

Quels risques pour nos sociétés si ce mouvement se poursuit ?

Bertrand Vergely :  On pense que la réussite est une valeur antisociale. On a tort. C’est la façon dont nous parlons et dont nous pensons qui l’est. 

Ainsi, ce n’est pas parce que l’on parle de réussite que l’on est antisocial. C’est parce qu’on en parle bêtement. De même, ce n’est pas parce que l’on parle de bienveillance que l’on est social. C’est parce qu’on en parle intelligemment. 

Aussi convient-il d’être vigilant. On peut être fort peu social en parlant bêtement de choses nobles comme  la bienveillance, la gentillesse et l’amour universel. 

Ainsi, quand on fait de la bienveillance une arme, introduisant de la violence dans  celle-ci, on en pervertit la nature. On met de ce fait le lien social à mal. 

Pour qu’il y ait société, il faut y croire et avoir envie d’y croire. Quand la bienveillance devient une arme, comment avoir envie d’une société bienveillante ? 

Aujourd’hui, ce n’est pas tant la réussite que la bienveillance  qui s’avère être antisociale. La formule « la réussite pour tous » qui est très bienveillante en est l’illustration.  

Il s’agit là d’une formule impossible : les termes « réussite » et « pour tous » étant incompatibles. 

Réussir voulant dire gagner, il n’existe aucune compétition où tout le monde gagne. Quand on a affaire à une compétition, tout le monde ne gagne pas. Quand tout le monde gagne, on n’a pas affaire à une compétition. 

Ou tout le monde gagne et il n’y a plus de réussite. Ou il y a réussite et tout le monde ne gagne pas. Aussi arrêtons de rêver et de faire rêver. Ne faisons pas croire qu’il peut y avoir réussite et réussite pour tous.  Seul un démagogue désirant se faire élire s’amuse avec ce genre d’oxymores ou bien encore une ministre désireuse de ne pas déplaire aux syndicats, aux parents d’élèves et à la gauche de l’école.   

La formule « la réussite pour tous », formule très bienveillante, se moque du monde. Plus grave, elle fait rêver d’une société totalement démagogique noyant les esprits dans une illusion collective. On a là l’essence de ce qui est parfaitement antisocial, être social consistant à respecter les citoyens et non à les prendre pour des imbéciles.

Une société se bâtit autour de l’excellence. On devrait honorer ce principe. On ne l’honore pas. Quand on fait de la réussite un instrument de pouvoir, on ne respecte pas l’excellence. Quand on fait de la bienveillance un contre-pouvoir, non plus. 

La formule « la réussite pour tous » qui prétend abolir la violence de la réussite pour soi en passant à la réussite pour tous ne supprime pas l’obsession de l’échec et de la souffrance qui hante la réussite. Elle la mutualise. Elle fait croire qu’elle change le monde parce qu’elle parle de bienveillance au lieu de réussite. En fait, elle ne fait  que masquer la peur de rater et de souffrir avec la violence que cette peur peut générer en la saupoudrant avec un mirage de gentillesse collective.

Monique de Kermadec :  Une société essentiellement basée sur la compétition, sur la réussite, est une société en souffrance. La compétition à l’excès produit de l’hostilité, prive le groupe des richesses d’une collaboration positive, a un impact sur la santé mentale de ses membres qui ne peuvent que se sentir inadéquats et incapables. 

 Notre société, pour préparer un avenir vivable, a besoin de prendre conscience que la gentillesse, se soucier de l’autre, n’est pas un signe de faiblesse mais au contraire qu’elle est essentielle pour construire un avenir humainement riche et épanouissant. 

Article publié initialement le 10 novembre 2019




August 16, 2020 at 02:39PM
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